LA RÉACTUALISATION DU GESTE
En art aussi, il y a des modes. Elles font qu'à un moment, tel élément de l'expression est privilégié contre tous les autres sans qu'il soit possible de discerner ceux qui ont provoqué les déplacements de leurs suiveurs, tellement cette nouvelle sensibilité est dans l'air ... Mais toujours aussi, il y eut des artistes singuliers qui, parce qu'ils échappaient aux tendances dominantes, étaient difficiles à percevoir avant que leur personnalité ne les impose. Giovanna Grieco est de ceux-là!
Assister à l'émergence de tels talents est toujours un plaisir. D'instinct, mais surtout parce qu'elle y était subjectivement poussée, Giovanna Grieco a découvert ses sujets et son registre plastique, les champs indissociables de son aventure formelle et assise, debout, accroupie ou couchée; d'autre part une accumulation organique de formes biomorphiques très personnellement articulées en même temps que mises en perspectives.
Rien de descriptif dans cette démarche mais un travail acharné de modelage où chaque élément condense une expérience de perception et de sensation. Au-delà de sa propre aventure, cette femme, qui re-présente la femme, réconcilie le présent et la mémoire, l'immanent et l'intemporel.
Bien que née en Suisse, son langage vernaculaire, Giovanna Grieco le doit à ses origines napolitaines, et au-delà, méditerranéennes. C'est en revenant régulièrement dans son milieu originel, qu'elle a découvert, jusqu'à la fascination, cette dimension maternelle de la femme, ces mères généreuses, protectrices mais aussi envahissantes, ces «matrones» dont Fellini a donné de si nombreuses interprétations.
Mais rien de sarcastique dans son regard; derrière des situations fortuites, elle reconnaît progressivement le mythe de la fécondité, la déesse de la vie ... Obsédée par cette conscience, Giovanna donne progressivement forme à des assemblages volumétriques et des oppositions formelles qui ressemblent un peu à ceux qu'avaient déjà inscrits Laurens et Arp, bien qu'elle ne leur doive rien.
Elle partage simplement avec eux un «esprit des formes», le seul qui lui permette de manifester sa propre sensibilité. Ses premiers travaux sont exclusivement des modelages. Leur moulage en béton lui révèle bientôt d'autres possibilités d'équilibre, d'autres articulations de formes massives et celles-ci l'attirent progressivement vers la taille directe. Et c'est la pratique de la pierre qui, - lui ayant révélé les exigences du contre- relief, du creux jusqu'au trou -, la ramènera bientôt, analogiquement, vers Moore, c'est à- dire à des développements de la figure comme paysage.
De telles rencontres stylistiques ne furent jamais volontaires; elles sont fortuites car la ressemblance n'est pas liée à l'influence. C'est au niveau de l'expression figurative que l'aventure de Giovanna Grieco est la plus déterminante.
Elle réactualise le geste en ne cherchant pas à fixer la ressemblance mais en s'appliquant à traduire l'essentiel: la force inexorable de la vie. Elle renouvelle les données de la représentation sculpturale en affirmant des gestes qui n'ont plus rien à voir avec des poses. L'attitude de ses sujets n'est pas justifiée par leur acte; elle y condense, au contraire, un instant de l'existence. Chacune de ses compositions donne une preuve de la vie, suggère des possibilités de survie ...
A la fin du siècle dernier, à l'exception de celle de Rodin, la sculpture figurative s'était condamnée pour n'avoir su renouveler la signification du geste. Celui-ci privé de toute référence spirituelle ou expressive, perdait son sens en se limitant à la représentation, une action qui n'avait d'autre justification que l'exactitude de son observation.
En substituant à ce type de représentation, son expérience du vécu, son obsession de la femme-mère, - sentiment qui l'oblige à se limiter à quelques thèmes privilégiés qu'elle traduit en d'infinies variations, - Giovanna Grieco renoue sans le savoir avec la seule formulation figurative aujourd'hui possible. Celles dont Alberto Giacometti, Marino Marini et Germaine Richier furent les pionniers, et seulement après la dernière guerre! Avec Richier et Marini, elle a d'ailleurs plus d'un point commun; de l'une elle retrouve spontanément l'impression inquiétante, mystérieuse mais aussi dynamique de l'émergence; avec l'autre elle partage un sens de la mise en image qui théâtralise le geste. Comme Marini, Giovanna Grieco nie hardiment les socles pour leur substituer une installation dans l'espace qui renforce la signification. L'artiste est une drôle de petite bonne femme capable d'engendrer les formes les plus monumentales même si leur format reste réduit. Ce qu'elle évoque a une telle puissance qu'il est difficile de l'oublier.
Jean-Luc DAVAL critique d’art